1 Introduction
Les corniches sont un des éléments les plus communs de l’architecture. Pour les bâtiments prestigieux ou ordinaires, les corniches forment le couronnement des têtes de mur. Elles ont pour les murs à la fois un rôle d’ornement, et un rôle utilitaire en protégeant les murs contre les eaux pluviales. Leur caractéristique structurelle principale est leur saillie, qui est essentielle pour leur permettre d’assurer ces deux rôles. L’histoire des corniches a fait l’objet d’articles d’encyclopédie, par Diderot et d’Alembert, Viollet-le-Duc, Planat etc. Ces articles sont consacrés principalement aux aspects ornementaux. Ils apportent cependant quelques informations utiles concernant la stabilité des corniches. Nous explorons dans cet article les corniches de différentes manières. Dans un premier temps, nous exposerons les informations qui peuvent être tirées des sources concernant l’histoire de l’architecture. Nous tracerons ainsi les grandes lignes de la construction et l’équilibre des corniches dans l’Antiquité, au Moyen-Age, et à la Renaissance. Nous verrons ensuite l’apparition des règlements qui imposent des dispositions constructives pour les corniches au XVIIIe et XIXe siècle, et leur transposition dans les cours et traités d’architecture. Nous verrons enfin quelques points particuliers concernant l’équilibre des corniches. Plusieurs modes de présentation des corniches étaient possibles pour cet article : parcours chronologique des types de corniches, parcours chronologique des sources, parcours typologique etc. Nous avons privilégié un parcours chronologique des types de corniches, pour être le plus clair possible. Cependant cette présentation chronologique masque un fait essentiel. Les sources utilisées ici concernant les corniches de l’architecture antique jusqu’au début du XVIIIe siècle sont uniquement des sources postérieures au début du XVIIIe siècle.2 Antiquité
Architrave, frise et corniche Dans l’antiquité, la corniche ne se trouve pas seule, elle forme la partie supérieure de l’entablement, qui comprend, de bas en haut, l’architrave, la frise et enfin la corniche1(Fig. 3). En dehors du cas des édifices de petites dimensions, où l’entablement pouvait être monolithique, l’architrave, la frise et la corniche étaient généralement construits séparément, par assises successives (Marquand 1909 [25,p.48]). La hauteur et la saillie des différents éléments d’architecture (soubassement, fût de la colonne, chapiteau, architrave, frise, corniche) est régie par des rapports plus ou moins constants. Nous nous intéressons ci dessous au cas des portiques à colonnes, et aux informations qu’il est possible de réunir sur l’appareillage des corniches, car ce dernier conditionne leur équilibre. Environnement de la corniche Avant de s’intéresser à la corniche elle même, il est nécessaire de considérer les éléments qui l’entourent. L’élément qui porte la corniche est l’architrave. Les premières architraves en pierre de l’architecture grecque sont des pièces monolithes (linteau) qui portent de colonne à colonne. Choisy indique une évolution entre le VIe siècle où l’on trouve ces linteaux en une seule pièce, et le Ve siècle où apparaissent les architraves juxtaposées qu’il appelle architraves à bandes (1899 [6,pp.319,363,375] – Fig. 4). Selon lui : « En remplaçant la pierre unique par deux ou trois dalles accolées, P, on peut espérer, si l’une d’elles vient à céder que les autres résisteront. Ces dalles plus minces sont d’ailleurs plus maniables que de forts blocs : il y a du même coup simplification du travail et surcroît de sécurité. » (1899 [6,p.270])2. L’architrave, bien qu’elle soit composée exclusivement de linteaux dans l’architecture grecque, utilise donc plusieurs pièces juxtaposées sur la profondeur. La frise, qui n’a du point de vue structurel qu’un simple rôle de calage entre la plate-bande et la corniche, n’a pas d’intérêt pour nous ici. 3 Le plafond du portique couvre l’espace situé entre les colonnes et le mur du temple. Il peut être composé de poutres à caissons, de dalles monolithes (D sur la Fig. 5 à gauche), ou de voûtes en brique (E sur la Fig. 5 à droite). Il porte entre le mur du temple et l’entablement, auxquels il transmet son poids propre. Saillie Vitruve indique que « L’avancée de cette corniche, denticule comprise, doit être faite aussi grande que sera la hauteur depuis la frise jusqu’au sommet de la moulure de la corniche. […] Toutes les saillies ont un aspect fort élégant si, autant elles ont de hauteur, autant elles ont d’avancée »4. Perrault relève cependant que dans les fait les corniches avaient généralement dans l’Antiquité un peu moins de saillie que de hauteur, et inversement à son époque (1683 [27,p.29]). Planat indique que le temple Jupiter Stator (ou de Castor et Pollux) à Rome avait une corniche avec une saillie de 1m63 (1888 [29,p.30]) Appareillage en profondeur : la queue La corniche n’a pas nécessairement une queue égale à la profondeur de l’entablement. Sa longueur peut être égale :- à la profondeur de l’entablement, moins la longueur d’appui du plafond
- si ce dernier est au niveau de la corniche et prend la place de la corniche (voir exemples dans Hellman 2002 [18,p.105])
- si ce dernier au dessus du niveau de la corniche et prend appui sur une pierre distincte de la corniche (voir exemples sur la Fig. 3, et dans Hellman 2002 [18,pp.127,134,285,287])
- à la profondeur d’un seul des deux ou trois linteaux composant une architrave à bande (voir exemples dans Hellman 2002 [18,p.122])
- les assises supérieures de la corniche, taillées en biais pour épouser la pente de la toiture (voir Fig. 3, et Hellman 2002 [18,pp.106,127,285])
- les chevrons de la couverture (voir Hellman 2002 [18,pp.105,106,285,287])
- le plafond du portique (voir Temple de Baalbek Fig. 5 à gauche, et temple de Vesta à Tivoli Fig. 7 de Rondelet et planche V de Piranesi 1748 [28])
- Rome, Temple de Jupiter Stator (ou de Castor et Pollux), Fig. 6 ci-dessus : voir photo anonyme du XIXe siècle
- Baalbek, Temple de Jupiter, Fig. 5 à gauche ci-dessus, Fig. 17 ci-dessous : voir les photos de Félix Bonfils sur les sites de l’INHA et de l’université de Bordeaux
3 Corniches romanes
L’entablement est remplacé au Moyen-Age par une simple corniche. Enlart distingue trois variétés de corniches dans l’architecture religieuse romane : la tablette simple, la corniche à modillons et la corniche à arcature (1927 [14,p.421]). Dans ce dernier cas, l’arcature est simulée, chaque arc étant taillé dans une seule pierre (p.423). Les corniches romanes munies de chéneau sont extrêmement rare[s], et Enlart donne seulement quelques exemples avec chéneau dans le Sud-Ouest de la France (pp.426,427). Nous aurons l’occasion de voir l’importance structurelle de l’apparition du chéneau concernant les corniches gothiques. Viollet-le-Duc, Planat et Enlart donnent différents exemples de ces corniches romanes dans les articles concernant ces dernières, mais il s’intéressent essentiellement à leur ornementation. Seul Viollet-le-duc fournit quelques précisions, qui ont un intérêt pour comprendre leur stabilité (1860 [38]). Nous reproduisons ci-dessous les deux extraits les plus significatifs :- Concernant les corniches à modillons, que Viollet-le-Duc appelle ici corbeau : « Chaque corbeau est un morceau de pierre profondément engagé dans la maçonnerie […] ; puis, d’un corbeau à l’autre, repose un morceau de tablette. […] Ainsi, les corbeaux étant faits pour empêcher la bascule des tablettes (ils n’ont pas d’autre raison d’être), les morceaux de pierre dont se composent ces tablettes n’étant pas tous de la même longueur, et les corbeaux devant se trouver naturellement sous les joints, il en résulte que ces corbeaux sont irrégulièrement espacés ; leur place est commandée par la longueur de chaque morceau de tablette. Il arrive même fréquemment que la moulure qui décore l’arête inférieure de la tablette s’arrête au droit de chaque corbeau et laisse voir le joint vertical. »
- Concernant l’influence des matériaux locaux sur les formes possibles pour les corniches : « Il faut observer, d’ailleurs, que les corniches prennent d’autant plus d’importance, présentent des saillies d’autant plus prononcées qu’elles appartiennent à des contrées riches en beaux matériaux durs. Dans l’Île-de-France, en Normandie et dans le Poitou, on n’employait guère, avant le XIIe siècle, que les calcaires tendres si faciles à extraire dans les bassins de la Seine, de l’Oise, de l’Eure, de l’Aisne et de la Loire. Ces matériaux ne permettaient pas de faire des tablettes minces et saillantes. […] La Bourgogne, au contraire, fournit des pierres dures, basses, et qu’il est facile d’extraire en grands morceaux ; aussi, dans cette province, les corniches ont une énergie de profils, présentent des variétés de composition que l’on ne trouve point ailleurs en France. »
4 Corniches gothiques
4.1 Evolution des formes
Les corniches à tablette simple ou à modillons ne disparaissent pas complètement avec l’avènement du gothique, mais deviennent plus rares (Enlart 1929 [15,p.630,632]). Viollet-le-Duc précise dans son article sur les corniches les formes que prennent les nouvelles corniches gothiques :- « Les corniches, pendant le cours du XIIIe siècle, offrent peu de variétés ; elles se composent presque toujours de deux assises : l’une en forme de gorge décorée de crochets ou de feuilles, la seconde portant un larmier saillant. »
- « Le XIVe siècle conserve généralement les corniches en deux assises, et la seule différence que l’on signale entre ces corniches et celles du XIIIe siècle, c’est que les profils des larmiers sont plus maigres, et les ornements, feuilles ou crochets, plus grêles et d’une exécution plus sèche. »
4.2 Apparition des chéneaux en pierre de taille – influence sur l’équilibre
Les évolutions évoquées ci-dessus sont de peu d’intérêt du point de vue statique comparé à la réapparition des chéneaux, qui advient vers 1230 selon Choisy6 ([5,p.372]). La mise en place des chéneaux n’est pas systématique, mais là où il est utilisé, il sera bientôt accompagné dans les édifices les plus importants de garde-corps (également appelé parapets, ou balustrades suivant les auteurs), qui outre leur aspect décoratif, permettent d’accéder en sécurité aux nouveaux chéneaux qui nécessitent un entretien régulier7. La balustrade qui souvent porte à faux nécessite d’allonger la queue des pierres de la corniche pour assurer l’équilibre. Certains aspects cependant permettent de contrebalancer cet effet déstabilisant :- les chéneaux en pierre de taille nécessitent que la dernière assise du chéneau ait une assise avec une queue suffisamment importante pour accueillir le chéneau. L’augmentation de la queue joue favorablement pour l’équilibre de la corniche.
- la présence du chéneau a pour conséquence l’absence de l’effet déstabilisant que pourraient jouer l’appui des chevrons ou des coyaux sur la partie en surplomb de la corniche.
- dans certains cas, l’extrémité de la queue de l’assise portant le chéneau est chargé par le mur bahut qui porte les combles, c’est du moins la représentation qu’en fait Viollet-le-Duc à Notre-Dame de Paris (Fig. 14). On retrouve cette combinaison du mur bahut portant la charpente et corniche portant en surplomb une balustrade notamment à Notre-Dame de Paris, à l’abbatiale Saint-Ouen à Rouen (2007 [16,189,201]), à la cathédrale de Bourges (Epaud 2011 [17,p.519]), mais nous n’avons pas pu vérifier dans chacun de ces cas que la corniche est effectivement engagée sous le mur bahut.
- les chéneaux étaient réalisés en pierre dure pour supporter les effets combinés de l’eau et du gel. Ces pierres sont les plus à même pour reprendre les efforts de flexion générés par l’encorbellement de la corniche.
4.3 Conclusion
Si l’exposé ci-dessus peut évoquer un déterminisme structurel des formes de la corniche, là n’est pas notre intention. Nous souhaitons seulement mettre en lumière certains mécanismes et enjeux d’équilibre des corniches en prenant en compte leur environnement dans son ensemble. Ces équilibres ne doivent ensuite pas faire l’objet d’une sur-interprétation. Nous mentionnons pour finir quelques dessins complémentaires de Viollet-le-Duc où l’appareillage de la corniche (y compris la queue) est visible ou esquissée. Il faut naturellement prendre avec prudence ces représentations. Les dessins concernés sont les suivants :- Coupe transversale du porche de Vézelay dans l’article Construction – principes
- Arc-boutant de Notre-Dame de Dijon dans l’article Construction – développement
- Ecorché d’un bâtiment civil médiéval dans l’article Construction – civiles
5 Renaissance et Grand Siècle
5.1 Ordres et proportions
A la renaissance, la redécouverte de l’architecture antique conduit à la mise au point de proportions à donner aux élévations des bâtiments, en fonction de l’ordre (toscan, dorique, ionique etc.). La beauté des édifices doit alors découler du respect de ces proportions. Ces dernières concernent notamment les corniches, dont la hauteur et la saillie idéale est fixée en fonction du diamètre de la colonne. La Regola delli cinque ordini d’architettura publié par Vignole en 1562 est peut-être le manuel d’architecture le plus connu présentant les règles des ordres d’architecture. Chez Vignole, le rapport entre la saillie de la corniche et sa hauteur vaut :- $1^{m}6^{p} / 1^{m}4^{p}$ soit $9/8=1.125$ pour l’ordre toscan
- $2^{m} / 1^{m}6^{p}$ soit $4/3=1.333$ pour l’ordre dorique
- $1^{m}13^{p} / 1^{m}\frac{3}{4}$ soit $0.984$ pour l’ordre ionique
- $2^{m}2^{p} / 2^{m}$ soit $1.056$ pour l’ordre corinthien et composite
5.2 Cas des bâtiments à étages
Dans le cas des bâtiments à plusieurs étages, deux partis sont explorés par les architectes du XVIe siècle pour l’ordonnancement des façades. Le premier consiste à affecter un ordre distinct à chaque étage, au dessus du rez-de-chaussée traité comme un immense sous-bassement. Les corniches sont alors établies suivant les proportions de l’ordre correspondant à leur étage. Le second parti consiste à ne marquer les différents étages que d’un simple bandeau, et de munir la façade d’une seule corniche en son sommet, dont les proportions répondaient à la hauteur de la façade (Planat 1888 [29,p.30]). La saillie de la corniche étant proportionnelle à la hauteur de l’ordre, ce second parti a conduit à la construction de corniches avec une saillie très importante. Celle du palais Strozzi à Florence est souvent cité en exemple (Planat, Choisy, Breymann). Ce bâtiment de 31m de haut présente une corniche d’un peu plus de 2m de saillie (Planat 1888 [29,p.30]). Cette saillie imposante a nécessité des mesures particulières pour assurer son équilibre, comme nous l’avons vu dans notre précédent article sur la stabilité des encorbellements.5.3 Appareillage et dessins
Jean Marot publie avant 1659 (la date n’est pas connue avec certitude) un recueil de plans, profils (qui correspondent à des coupes) et élévations de bâtiments prestigieux (palais, chateaux, églises). Les trente profils ou coupes qui font partie de ce recueil ne représentent pas le détail de l’appareillage des corniches, sauf une : celle des chapelles des sépultures des rois de Valois à Saint-Denis (Fig. 15). Il est difficile de dire si l’appareillage représenté est représentatif de l’appareillage du bâtiment lui-même. Certains détails du dessin peuvent en faire douter : les voûtes sont surmontés sur le dessin d’une maçonnerie de moellons à assises régulières, ce qui est peu probable. Le détail de l’appareillage a peut-être principalement un rôle esthétique ici, pour compléter le dessin des différentes assises de l’entablement qui lui peut-être considéré comme représentatif (les traits de côtes verticaux mettent en lumière la proportion des ordres du bâtiment). L’examen de ce dessin est l’occasion de se pencher sur la valeur que l’on peut attribuer à ces représentations graphiques pour enquêter sur la queue des corniches. L’architecte et l’appareilleur sont deux personnages distincts du chantier, qui ont des rôles et des savoirs différents. Le dessin d’architecture, réalisé par l’architecte ou sous son contrôle direct, décrit le projet, permet de modeler et faire évoluer sur ce dernier, et finalement de le présenter au maître d’ouvrage. Le dessin d’architecture n’a donc pas pour objectif de présenter cet appareillage, mais de communiquer un projet. Le choix de l’appareillage revient comme son nom l’indique à l’appareilleur, lors du chantier. Ainsi, si les dessins d’architecture donnent probablement une bonne indication sur le profil, et en particulier la saillie des corniches, les (rares) informations tirées de ces dessins concernant la queue des corniches doit se faire avec précaution. (Sur le sujet architecte / appareilleur, voir Pérouse de Montclos 2013 [30,p.91-92]). Les quelques dessins que nous avons réunis ci-dessous tirés du Grand Marot, et qui représentent, fait assez rare, les queues des corniches, ne peuvent malheureusement pas donner à priori d’information fiables sur ces dernières (Fig. 16, 17 et 18). Il est possible que ce détail d’appareillage n’ait été dessiné que dans un but décoratif, et sa représentativité des dispositions constructives réelles ne peut pas être assurée.6 XVIIIe siècle – premiers règlements
6.1 Accidents et règlements
La littérature et les dessins antérieurs au XVIIIe siècle donnent très peu d’informations sur la queue à donner aux corniches pour assurer leur stabilité. Une succession d’accidents mortels qui surviennent à Paris au début du XVIIIe siècle vont conduire, ou du moins accompagnent, un changement radical sur l’attention accordée aux corniches. Ces accidents sont provoqués par la chute de corniches sur des personnes sur la voie publique. Ils sont suivis par la promulgation d’ordonnances qui régulent la construction des corniches à Paris, et qui sont ensuite reprises par les cours de construction comme nous allons le voir. Un accident en 1708 dans le cloître de Saint Opportune, puis en 1712 rue Mazarine, est suivi par l’ordonnance du premier Juillet 1712. Cette ordonnance contient des préconisations techniques sur la manière de construire les corniches, suivant le type de matériau utilité pour la façade. Elle est rapportée par de La Mare dans son traité de la police10 où il nomme entablemen ou entablement les corniches (1738 [10,p.125]). Un nouvel accident mortel en 1721 rue Neuve Notre Dame est suivi d’une nouvelle ordonnance qui reprend et complète le contenu de l’ordonnance de 1712. Cette ordonnance du 25 Avril 1721 est également rapportée par de la Mare, mais elle n’apporte pas de renseignement particulier par rapport à celle de 1712 (de la Mare 1738 [10,p.126]). Ces règlements stipulent que les corniches en pierre de taille doivent être parpaingnes (i.e. faire toute l’épaisseur du mur). La queue des corniches doit être scellée avec des agrafes avec la maçonnerie située sous la corniche, si leur saillie le nécessite. Il n’est cependant pas indiqué comment est évaluée cette nécessité. Dans le cas où la corniche est construite en moellon, elle doit être armée régulièrement avec des fentons (barres) en fer, et être ainsi liée au mur. Ces règlements de 1712 et 1721 ne fixent cependant aucune limite à la saillie des corniches ([10,p.127]).6.2 Cours d’architecture et dessins
Pierre Patte, qui fut l’élève de Jacques-François Blondel, poursuit la publication inachevée du cours de ce dernier. Dans le cinquième tome de ce cours d’architecture, publié en 1777 après la mort de Blondel en 1774, il ne mentionne pas l’existence des règlements parisiens, mais les instructions qu’il donne correspondent aux prescriptions que nous venons de voir11. Patte présente également des planches de façades de maisons où l’appareillage de la corniche est représenté en détail (Blondel et Patte 1777 [2] – figures 19, 20 et 21 ci-dessous). Quelques années plus tôt, Patte avait déjà représenté avec précision des détails de corniches dans son ouvrage Mémoires sur les objets les plus importans de l’architecture (1769 [26]). Quelques uns de ces dessins sont reproduits ci-dessous. La figure 22 représente le péristyle du Louvre (colonnade du Louvre) à Paris, construit par Claude Perrault de 1667 à 1670. Patte indique que « on construisit la corniche de l’entablement qui est composée (fig 6 & 9) de trois cours d’assises posées en liaison à l’ordinaire : ces assises sont placées en encorbellement intérieurement, non-seulement à dessein de procurer plus de queue aux pierres, & de les rendre plus capables de soutenir efficacement la bascule, mais aussi pour donner moins de longueur, & conséquemment plus de solidité aux dalles de la terrasse qui couvre cet édifice […] » (1769 [26,p.272-273]). La figure 23 représente les colonnades de la place de Louis XV (place de la Concorde) à Paris, construit par Ange-Jacques Gabriel de 1757 à 1774. « La frise, l’architrave & les plafonds étant terminées, on travailla à poser suivant l’art & en bonne liaison, les trois cours d’assises horizontales qui composent la corniche, en affectant de les cramponner toutes ensemble & de leur donner le plus de queue possible, pour mieux retenir la bassecule de l’entablement qui a trois pieds de saillie. » (1769 [26,p.286]). Autre architecte de la fin du XVIIIe siècle, Jean-Jacques Lequeu a dessiné de nombreux détails constructifs de balcons et de corniche. Bien que du point de vue architectural ses dessins soient qualifiées de dessins de bâtiments souvent inconstructibles (Martine François 2009), les détails techniques qu’il propose tranchent avec les autres dessins que nous avons vu jusqu’à présent (à l’exception de Patte), pour la précision des détails techniques qu’ils contiennent. Nous reproduisons ci-dessous deux de ces dessins (figures 24 et 25). Voir également les autres dessins de Lequeu sur gallica :- « Dessein d’une partie de la frise, de la corniche, et du timpan du fronton, veüe par derrière »
- « Entablement et plinthe de l’ordre ionique de l’hôtel de Montholon »
7 XIXe siècle
Les nouveaux règlements qui apparaissent au début du XIXe siècle n’apportent pas de grandes nouveautés pour les corniches, par rapport aux règlements du XVIIIe siècle que nous venons de voir. Nous reproduisons ci-dessous le détail des deux règlements du début du XIXe siècle que nous avons pu consulter. Le contenu des règlements est repris régulièrement dans les traités de construction tout au long du XIXe siècle (e.g. Art de Bâtir de Rondelet, Claudel 1850 [8,p.399-401], Claudel 1865 [9,p.555-562], etc.). Il semble toutefois que ces instructions ne soient pas toujours respectées en pratique. Douliot insiste donc avec force sur l’importance de donner suffisamment de queue aux corniches :Outre le rappel des règlements, les traités de construction deviennent plus précis sur l’équilibre à rechercher pour les corniches. L’interaction de la corniche avec la toiture est par exemple mentionnée. Bien évidemment, cette interaction était nécessairement prise en compte par les constructeurs avant le XIXe siècle, cependant elle ne semble pas avoir fait l’objet de préconisations dans les traités d’architecture antérieurs. Ainsi, en 1828 Toussaint indique qu’il faut que les corniches portés par les murs aient suffisamment de queue tant pour le [entablement] soutenir par leur propre poids, que pour supporter les pieds des chevrons qui viennent quelque-fois un peu en dehors de l’aplomb du parement extérieur du mur, ainsi qu’on le voir (fig. 217 [Fig. 26]) ; […] il est toujours plus convenable que cette queue soit égale à l’épaisseur du mur, comme ici à CD ; et dans le cas où la plate-forme portant le pied des chevrons dépasserait le nu extérieur, ainsi qu’on le voit à cette même figure, il serait mieux encore que ces assises de corniches puissent dépasser le nu intérieur, comme en EF, si le plancher se trouvait en dessous, et que ces saillies se trouvent dans des greniers, comme il arrive presque toujours (1828 [33,p.229-230]). Toussaint indique également qu’il faut disposer les pierres de la corniche en délit, avec lits en joint p.230. Il indique que dans certains cas il est bon de cramponner chaque assise de cette corniche avec la dernière assise du mur, ainsi qu’on le voit en GH […] p.231. Plans d’exécution Nous avons vu plus haut la prudence avec laquelle il fallait observer les dessins d’architecture, à propos des gravures de Jean Marot au XVIIe siècle. Le XIXe siècle voit apparaître les plans d’exécution12, qui détaillent précisément les ouvrages à exécuter. Dans le cas des constructions en pierre de taille, on parle de plan de calepinage, qui détaille la position de chaque élément pierre à pierre. Par exemple, les plans de calepinage de l’Hôtel de Ville de Paris lors de sa reconstruction après l’incendie de 1870 sont consultable parmi les collections numérisées des bibliothèques spécialisées de la ville de Paris (lancer une recherche avec calepinage pour accéder aux plans). Ce nouveau type de plan est une source précieuse d’information. La fiabilité de ces plans est bien meilleure que celle des dessins évoqués jusqu’à présent. Ordonnance du roi portant règlement sur les saillies, auvents, et constructions semblables, à permettre dans la ville de Paris, du 24 décembre 1823. , reproduite dans Claudel 1865 [9,p.555-562].Tout ce qui précède est certainement bon à observer, mais ce qui est beaucoup plus important encore, ce qui est d’une nécessité absolue, et que pourtant on néglige trop souvent aux dépens de la vie des ouvriers, c’est de donner aux pierres qui forment la corniche assez de queue, c’est-à-dire de portée sur le mur, non-seulement pour qu’elles ne fassent pas bascule en avant, mais encore pour qu’elles aient une stabilité convenable sur le mur. La longueur de la queue de chaque pierre doit être au moins égale à la saillie de la corniche, et lorsqu’on le peut, on doit la faire égale à l’épaisseur du mur, quand cette épaisseur est plus grande que la saillie de la corniche. Lorsque l’épaisseur du mur est moindre que la saillie de la corniche et que le mur ne monte pas au delà de l’entablement, il faut placer une assise en pierre de taille par dessus et derrière la corniche, pour retenir le dévers, ou cramponner les pierres une à une par derrière avec le mur, en les mettant en place. Ce sont les pierres qui forment les retours sur les encoignures qu’il faut surtout solidement fixer sur les murs. Douliot 1825 [12,pp.334-335] – Appareil des entablements
- Art 21. « A l’avenir, il ne sera permis aucune construction en encorbellement et la suppression de celles qui existent aura lieu toutes les fois qu’elles seront dans le cas d’être réparées. »
- Art 22. « Les entablements et corniches en plâtre, au dessus de 16 centimètres de saillie, seront prohibés dans toutes les constructions en bois. Il ne sera permis d’établir des corniches ou entablements de plus de 16 centimètres de saillie qu’aux maisons construites en pierre ou moellon, sous la condition que ces corniches seront en pierre de taille ou en bois, et que la saillie n’excédera, dans aucune cas, l’épaisseur du mur à sa sommité […] »
- Art 21. « Les corbeaux et les assises d’encorbellement en pierre seront de pierre dure d’un seul morceau et traverseront le mur dans toute son épaisseur »
- Art 42. « Les corniches n’auront pas plus de saillie que le mur n’a d’épaisseur (Art.22 de l’ordonnance royale du 24 décembre 1823.) »
- Art 43. « Lorsque les corniches seront en pierre de taille, les pierres feront toujours parpaing. Les corniches en moellons ou meulières ne pourront être formées que de plusieurs rangs placés les uns sur les autres en encorbellement; toutes les parties en seront hourdées et cintrées en joints avec bonne liaison, et seront en outre retenus de soixante-cinq en soixante-cinq centimètres avec des fers. (Développement de l’Art.22 de l’ordonnance royale du 24 décembre 1823. Sureté publique.) »
8 Fonctionnement structurel
8.1 Généralités
L’étude de la stabilité des corniches est identique à celle des autres systèmes en encorbellement que nous avons déjà présenté dans un précédent article. Il y a dans le cas des corniches deux points particuliers. Premièrement, les corniches ne reçoivent généralement pas de surcharges d’exploitation contrairement aux balcons, mais leur positionnement est moins favorable vis-à-vis de la stabilité en raison de l’absence de contrepoids placé au dessus des queues. Des éléments métalliques peuvent pallier à ce manque de stabilité en allant chercher la masse des assises inférieures pour stabiliser la corniche. Ce procédé est mentionné par Douliot et Toussaint au début du XIXe siècle (Fig. 26), et dans les règlements du XVIIIe siècle que nous avons vu plus haut.8.2 Pied des charpentes
L’appui de la charpente sur la corniche peut avoir un impact sur l’équilibre de cette dernière. Il faut donc tenir compte de l’agencement des pieds de charpente vis-à-vis de l’appareillage de la corniche. L’étude des charpentes et des maçonneries sont conduites souvent indépendamment. Les relevés archéologiques des charpentes représentent au mieux le contour de la tête du mur en entier, et plus souvent seulement le niveau de l’arase et du nu intérieur du mur. Une explication pratique est que la position du mur extérieur n’est souvent pas accessible ou visible depuis l’intérieur des combles où sont réalisés les relevés. De plus, lors de l’existance d’une corniche, la longueur de cette dernière (sa queue) n’est pas relevé (nous n’avons pas trouvé d’exemple où elle l’était). Là encore, les conditions de relevé peuvent expliquer cette tendance : l’arase du mur, encombré souvent par deux sablières, des débris de couverture, poussières, fientes de pigeon, et parfois même un remplissage maçonné entre les deux sablières rend la lecture de l’arase difficile. Charpente à chevrons formant ferme Les pieds de charpente à chevrons formant ferme prennent généralement appui sur un cours de simple ou double sablière. Il n’y a pas de règle générale concernant la position des sablières sur l’arase des murs. Certaines tendances se dégagent, comme la position de la sablière intérieure relativement proche du nu intérieur du mur. La position de la sablière extérieure est extrêmement variable, la position de cette dernière à proximité du nu extérieur du mur est loin d’être une règle générale. En revanche, il est rare de voir cette sablière extérieure sur la partie en surplomb de la corniche quand cette dernière existe (et est représentée sur les relevés). Parmi les centaines d’exemples de charpentes regroupées par Hoffsummer 2002 [19], Hoffsummer et al. [20] et Epaud 2007 [16], nous n’avons trouvé que les exemples suivants pour lesquels la corniche était représenté, et la sablière extérieure était en appui sur la partie en surplomb de la corniche :- Hermonville, église St-Sauveur, vers 1180d : sablière extérieure sur corniche (à modillons ?) [19,p.172]
- Bouconville-Vauclair, abbaye Vauclair, bâtiment des convers XIIIe siècle, en ruine depuis 1917 : sablière extérieure sur corniche (à modillons ?) [19,p.199]
- Laval, basilique Notre-Dame d’Avesnières, transept sud : sablière unique, placée au même niveau que l’entrait (assemblage latéral ?), qui reçoit chevrons des fermes principales et secondaires. La sablière est placée au dessus d’une corniche à modillons [20,p.108]
- Fontevraud, église abbatiale Sainte-Marie, choeur, fin XVIIIe siècle : sablière extérieure sur corniche à modillons [22,p.298-299]
- Chalons-en-Champagne, église Notre-Dame-en-Vaux, début du XIIIe siècle : sablière extérieure sur corniche [16,p.208]
9 Conclusion
Ce survol rapide de l’antiquité au XIXe siècle ne permet pas de rentrer dans le détail des constructions de chaque époque. Il serait certainement profitable d’étudier pour chaque époque un certain nombre de constructions à partir de relevés archéologiques. Cette observation conduirait certainement à corriger et amender certaines informations faites ici. Ce travail reste à faire. Nous espérons que cette ébauche à grands traits des systèmes constructifs sera néanmoins profitable pour appréhender la stabilité des corniches.Article mis en ligne le : 14/12/2014.
Sur l’auteur :
Mathias Fantin est ingénieur structure et docteur en architecture, et il travaille sur la restauration des monuments anciens. Il a fondé en 2014 Bestrema, un bureau d’études structures spécialisé dans ce domaine. Ces autres articles pourraient également vous intéresser :- Décintrement des voûtes - Le décintrement est une étape critique de la construction des voûtes. Il dépend du type de voûte construit (pont, édifice), des matériaux (pierres et mortiers) et aura une incidence sur le chargement, les tassements et les fissures.
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- La géométrie des voûtes - La géométrie des voûtes renvoie à deux concepts : la forme de l’intrados et l’appareil. Étude des correspondances et divergences entre les deux.
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Notes
1 « Dans l’architecture classique, un entablement comprenant architrave, frise et corniche, était le complément obligé de toute ordonnance à colonnes » (Choisy [5,p.371]). Voir aussi Viollet-le-Duc Art. corniche 1860 [38]
2 Choisy reprend là des arguments déjà exposés par Viollet-le-Duc (1863 [40,p.45])
3 Viollet-le-Duc concernant les frises doriques : « La frise posée sur l’architrave n’est qu’une suite de petits blocs entre lesquels sont posées des dalles de champ avec un remplissage par derrière, quelquefois en plusieurs assises. »(1863 [40,p.48])
4 Traduction de Choisy [7,p.157], passage relevé par Perrault 1683 [27,p.18]
5 Cette remarque s’applique également aux corniches romanes dont nous avons parlé plus haut.
6 La même date de 1230 pour la réapparition des chéneaux sur les corniches est donnée par Viollet-le-Duc dans son article balustrade.
7 En aparté, cet entretien des chéneaux si simple mais pourtant si essentiel pour la bonne conservation des édifices est trop souvent délaissé aujourd’hui.
8 Choisy indique concernant l’architecture grecque antique que le module à prendre en compte pour établir les proportions des édifices est le rayon moyen (1899 [6,p.385,391])
9 « Corniche : s. f. terme d’Architecture. On comprend sous ce nom tout membre à-peu-près saillant de sa hauteur, & servant à couronner un bâtiment ou tout autre membre principal en Architecture, qui par sa saillie jette loin du pié du bâtiment les eaux du ciel. » Diderot et d’Alembert (1754 [11]).
10
Extraits du traité de la police par de La Mare (1738 [10,p.125]) :
- « Pour les murs de face de Bâtimens qui se construiront avec moilons & plâtre, ou mortier de chaux & sable, outre les moilons en saillie dans lesdites plinthes & entablemens, aussi suivant les Réglemens, ils seront [les maçons] tenus d’y mettre des fantons de fer, aussi en quantité suffisante pour soutenir lesdites plinthes & entablemens, corps, avant-corps & autres saillies »
- « Et quant aux Bâtimens qui se construiront en pierres de taille, les entablemens porteront le parpin du mur outre la saillie, & au cas que la saillir de l’entablement soit si grande qu’elle puisse emporter la bassecule du derrière, ils seront tenus d’y mettre des crampons de fer, pour les retenir dans le mur de face au-dessous. »
- Concernant les façades en pierre de taille : « Les corniches & entablements qui couronnent les façades [en pierre de taille] doivent comprendre tout le parpin du mur, & avoir dans le mur des queues suffisantes pour soutenir la bassecule de leur saillie »
- Concernant les façades en moellon : « Les corniches P qui terminent ces sortes de façades [en moellon] se font toutes en plâtre. Et à l’effet de solider leur saillie, qui est souvent considérable, & de les bien lier avec le mur qui leur est adossé, ou [on] avance un peu les derniers rangs supérieurs des moilons en dehors, en leur donnant suffisamment de queue, & l’on scelle en outre des espèces de fantons, ou des petites potences de fer dans ledit mur, de distance en distance, pour aider à soutenir leur encorbellement. »